Amputer et réparer : une longue histoire de complétude

Carte blanche

N° 415 - Publié le 3 janvier 2024
Mosaïque
Capbourrut, CC BY-SA 4.0
Valérie Delattre
Carte blanche
Valérie Delattre
Archéo-anthropologue à l’Inrap, au laboratoire ARTeHis à Dijon

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Les premiers humains ont su utiliser un bâton, des béquilles et une canne pour remplacer un membre absent ou défaillant. L’amputation par désarticulation est déjà reconnue à Shanidar (Irak) il y a 45 000 ans ; elle va se déployer pour bénéficier, au fil des millénaires, des techniques chirurgicales qui feront éclore, sur les champs de bataille, l’audace d’Ambroise Paré puis le savoir-faire des chirurgiens des Invalides. Le plus « simple », dans le fait de modifier une partie du corps, est d’arracher une dent pour la remplacer ; les plus grands orthodontistes étant les Étrusques et les Égyptiens. La trépanation, l’un des premiers gestes intrusifs, inventoriée dès la Préhistoire, a été pratiquée par de véritables neurochirurgiens qui, avec un silex, savaient percer le crâne pour soulager un cerveau lésé.

Sur des momies égyptiennes

L’archéologie confirme ainsi la présence de ce qu’il est anachronique d’appeler des personnes « handicapées » au sein de sociétés anciennes. À Buthiers (Seine-et-Marne), la plus vieille intervention recensée en France concerne un homme du Néolithique1 amputé de son avant-bras. Nombreux sont les sujets amputés, soignés et pris en charge. Les praticiens, depuis les guérisseurs de la Préhistoire, se révèlent habiles et ingénieux malgré des techniques et des instruments très disparates. Une archéologie des appareillages compensatoires se développe, les plus anciens étant retrouvés sur des momies égyptiennes. La créativité des forgerons semble toujours avoir été sollicitée : à Cutry (Meurthe-et-Moselle), un Mérovingien amputé des deux mains a été doté d’une prothèse composée d’une fourche bifide en fer attachée par des lanières en cuir. La vraie rupture s’instaure avec l’apparition de prothèses militaires, issues des armures et liées aux progrès chirurgicaux générés par les ravages de l’artillerie lourde : la guerre est la meilleure amie de la prothèse !

Épidémies et climat

Les plus fortunés compensent leur mutilation en s’équipant d’appareillages onéreux dits « de riches ». Le tournant décisif est initié par Ambroise Paré (1510-1590) : humaniste et orthopédiste visionnaire, il développe des techniques réparatrices et des prothèses articulées, en cuir bouilli et laine, qui annoncent les temps modernes de l’appareillage. Après la guerre de Trente Ans, les soldats estropiés grossissent les rangs des mendiants. Louis XIV crée en 1670 l’hôtel des Invalides qui accueille 4 000 militaires que l’on appareille. Il soigne encore les militaires blessés en opérations extérieures et ceux dont la vie a été figée dans la soirée d’un funeste 13 novembre.

Les épidémies, les guerres et les dérèglements climatiques déstabilisent la solidarité des sociétés et ostracisent les vulnérables. « Selon que vous [soyez] puissant ou misérable »2, le handicap est un marqueur social et économique : le rescapé d’un tremblement de terre ne bénéficiera jamais des lames en carbone d’un champion paralympique !

L’actualité redouble de prouesses technologiques adossées à l’IA, développant des exosquelettes pour des sujets paraplégiques, même si un appareillage compensatoire de ce type existait déjà vers 1600, grâce à l’anatomiste italien d'Acquapendente. Qu’en feront nos sociétés marchandes et cupides ? Ces systèmes permettront certes de suppléer le manque, mais surtout de décupler l’existant, en augmentant le profit de certains grâce à une rentabilité optimum, à l’endurance sans limite et à la moindre susceptibilité aux pathologies professionnelles. De la complétude réparatrice à l’augmentation pernicieuse, de l’amputé de Shanidar au transhumain augmenté, n’y aurait-il qu’un pas ?

1. Environ 4 700 ans avant notre ère.

2. Extrait de la fable Les animaux malades de la peste de La Fontaine.

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