Avec les chercheurs d’eau
Près de Lorient, les physiciens et les biologistes explorent ensemble le monde souterrain d’une zone humide.
Sous les avions militaires qui décollent de Lann-Bihoué, dix-neuf scientifiques pataugent dans la jungle d’une zone humide, entre l’aéroport et l’océan. Ils n’ont pas d’armes, mais des instruments pour faire des trous et mesurer des ondes à travers le sol. Les géophysiciens et écologues de l’Osur(1), en opération sur ce site le 10 juillet, étudient un milieu naturel, depuis les profondeurs de la terre, où vivent des bactéries adaptées à l’eau souterraine et aux roches, jusqu’à la surface où ces eaux forment un ruisseau ou s’évaporent via les végétaux. Cette zone de 9 km2 dans la commune de Guidel (Morbihan) est pour eux un observatoire hydrogéologique exceptionnel(2).
Des petits trous
Laurent Longuevergne, Alexis Dufresne et André-Jean Francez creusent la tourbière pour l’analyser. La nappe d’eau est toute proche, à 30 cm de profondeur.
Le camp de base
Le quartier général des scientifiques est sous une tente, au bout d’un champ. La tourbière est de l’autre côté de la haie.
Le grand forage
Olivier Bochet étudie l’eau qui remonte d’un forage à 130 m, situé sous la tente (photo précédente). L’analyse des bactéries des profondeurs dévoile l’univers souterrain.
Dans la tourbière
Toute la journée, les écologues de l’Osur explorent la zone humide de Guidel.
Discussions
Les Rennais Alexis Dufresne, Olivier Bochet et l’Américain John Selker : un microbiologiste, un hydrogéologue et un écohydrologue croisent leurs approches.
« Nous étudions un écosystème d’un kilomètre cube, explique Laurent Longuevergne, géophysicien à l’Osur et responsable scientifique de l’observatoire. Nous allons définir l’ensemble des processus chimiques, biologiques et hydrologiques sur un volume correspondant à 3 km2 et 400 m de profondeur. » L’an prochain, une partie de cette eau souterraine devrait être pompée pour les besoins de l’agglomération lorientaise. La production s’annonce importante, comme dans la commune voisine de Ploemeur, où un million de m3 est puisé chaque année ! Cette ressource, exceptionnelle pour la Bretagne, s’explique par la présence à 400 m de profondeur d’immenses fractures horizontales, entre granit et micaschiste, où l’eau chemine et s’accumule temporairement.
L’évolution de la zone humide de Guidel constitue une expérience grandeur nature pour les scientifiques. Comment le pompage et les précipitations, plus ou moins fortes chaque année, feront-ils évoluer l’écosystème et la structure des sols ? Les chercheurs veulent ici comprendre les grands cycles biogéochimiques liés à l’eau. Le suivi du pompage permettra aussi de simuler l’effet du changement climatique sur une zone humide, lorsque les risques de sécheresses seront plus élevés.
« L’étude des eaux de surface et profondes est en général segmentée. Ici, plusieurs disciplines scientifiques travaillent ensemble. Spatialiser des informations biologiques avec des méthodes géophysiques est extrêmement porteur. »
Un drone sur le lac
Le 8 juin, Laurent Longuevergne avait déjà réuni ses troupes sur ce terrain. Un drone avait survolé l’étang côtier de Lannénec, en aval de la zone humide. Ses images en 250 couleurs ont renseigné les biologistes de l’IUEM(3) sur la vie aquatique : un bloom de cyanobactéries était révélé. Un bateau a embarqué un instrument du laboratoire Géosciences Rennes, appelé Mims(4), pour mesurer les gaz dissous dans l’eau. Cet appareil de grande valeur n’est pas prévu pour sortir du laboratoire, mais ce pari a porté ses fruits. Les scientifiques ont localisé de l’eau riche en fer, ou saturée en hélium : elle arrive directement de la nappe souterraine. Ils ont aussi observé une zone du lac contenant beaucoup d’oxygène produit par le phytoplancton. « D’un point de vue instrumental, les résultats sont déjà fantastiques. Le drone et le Mims n’avaient jamais été mis en œuvre sur un milieu aquatique, avec un objectif biologique. »
Ce 10 juillet, la présence des chercheurs est trahie par la Land Rover et les autres véhicules de l’Osur qui roulent près du lac. Le camp de base est au bout d’un champ de blé. La zone humide est de l’autre côté d’un ruisseau, que les scientifiques franchissent en s’aidant des branches d’un arbre. Une coupe dans la végétation fait apparaître des sismomètres plantés au sol, bien alignés. Trois physiciens parisiens de l’UPMC(5) installent ces géophones. Demain, ils taperont sur des plaques de fer, pour créer des ondes sismiques et les observer. En couplant cette méthode avec d’autres, ils définissent l’état mécanique des couches de la zone humide.
Juste à côté, une bâche abrite un autre dispositif. De grandes électrodes sont plantées dans la terre. « Le déplacement de l’eau crée une tension sur ces électrodes, explique Laurent Longuevergne. L’idée consiste à voir si le pompage naturel de l’eau par la végétation génère un courant électrique mesurable. » L’écohydrologue John Selker, de l’Oregon State University, observe attentivement l’installation. Ce chercheur américain, présent cette année à l’Osur, s’intéresse à une question importante : l’interception de l’eau par la végétation. Au milieu du marais, John Selker échange ses analyses avec ses confrères rennais. Il observe les bosquets d’arbres, tente d’évaluer leur évapotranspiration. Il épluche délicatement un jonc, peut-être en imaginant le flux d’eau qui circule dans ce canal végétal.
Perdus dans les roseaux
Non loin des physiciens, les biologistes du laboratoire Écobio(6) s’enfoncent dans la tourbière. Leurs têtes se perdent dans les roseaux. Ils transportent une sorte de tire-bouchon géant, une tarière, et un GPS. Ils font une dizaine de trous à un mètre de profondeur, de la roselière jusqu’au sous-bois. Les remontées de terre sont parfois ponctuées d’un “slurp” indiquant la présence d’eau. La nappe est à 30 cm sous la surface. Les écologues observent leur récolte et discutent. Ils touchent la terre du doigt, la manipulent, la sentent et la goûtent même, indifférents au soleil, aux ronces et aux orties.
« Ces sondages permettent d’observer les différentes couches du sol, les épaisseurs de tourbe et d’argile, explique le biologiste André-Jean Francez, spécialiste des écosystèmes des tourbières. Le captage d’eau va entraîner des changements géophysiques. Nous voulons comprendre comment les organismes microbiens et les végétaux vont répondre. » Pour suivre l’activité microbienne, les chercheurs mesureront la respiration de la tourbe, qui libère du CO2. « Nous travaillons aussi avec les hydrologues, pour des prélèvements d’eau à 50 ou 80 m de profondeur », complète Alexis Dufresne. Ce microbiologiste s’intéresse à la vie du sous-sol. « Pour produire leur énergie, les bactéries des eaux souterraines consomment du fer et fabriquent la matière organique consommée par d’autres organismes. Elles sont à la base de l’écosystème en profondeur. »
À 130 m de profondeur
De retour au champ de blé, les chercheurs pique-niquent près d’un forage. Il descend à 130 m de profondeur. « La collaboration avec les hydrogéologues sur ce forage est très riche, poursuit Alexis Dufresne. Ils peuvent caractériser le milieu physique et chimique. Nous apportons la connaissance du milieu biologique, en analysant l’ADN des bactéries. » L’hydrogéologue Olivier Bochet se tient à l’aplomb du forage. Il s’intéresse aux réactions chimiques et biogéochimiques dans l’eau souterraine et finalise sa thèse. Dans ce forage, qui traverse plusieurs failles rocheuses, sept échantillons d’eau remplis de bactéries ont été prélevés. Une caméra plongée dans le forage a permis de voir ce monde peu connu : elle a photographié les structures créées par les bactéries, qui forment un tapis continu jusqu’à 60 m de profondeur, et sont présentes jusqu’à 100 m au moins.
« Autrefois, nous pensions qu’il n’y avait pas de vie sous nos pieds, explique Olivier Bochet. Car il n’y a ni lumière, ni oxygène et peu de nutriments ! Mais aussi loin qu’on ait creusé, il y a des bactéries. Elles jouent un rôle sur les réactions chimiques dans les eaux souterraines. »
La zone habitable des bactéries
Les chercheurs de l’Osur ont montré que des familles très spécifiques de bactéries vivent là où des eaux jeunes, transportées rapidement par des fractures très inclinées, se mélangent à des eaux anciennes, qui coulent lentement sur de longues failles en pente douce. Après la mise en pompage du site, ces mélanges d’eaux plus ou moins oxygénées seront modifiés. « Nous pensions jusqu’à présent que le milieu souterrain était isolé des variations d’eau en surface, poursuit Olivier Bochet. Mais le flux d’oxygène qui arrive est contrôlé par le niveau d’eau dans l’aquifère. Une variation de quelques mètres en surface pourrait modifier la zone habitable des bactéries en profondeur. » C’est une belle découverte. Ces microorganismes souterrains transforment les éléments chimiques du sol, consomment des nitrates, dégradent des polluants... Et de ces équilibres dépend, au final, la qualité de l’environnement et de l’eau que l’on boit.
Dans l’après-midi, les seize hommes et trois femmes de science présents ce jour-là explorent encore la zone humide. Ils vont vers l’ouest, de l’autre côté des arbres, jusqu’aux forages d’où l’eau sera bientôt canalisée. Les recherches, nées de l’exploration de cette jungle humide, feront bientôt l’objet de deux articles dans des revues scientifiques internationales. Ils seront cosignés par ces biologistes et ces physiciens, qui s’entraident pour franchir un dernier fossé rempli d’eau.
(1) Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes. Fédération de recherche CNRS/Inra/Agrocampus Ouest/Université de Rennes 1, Rennes 2.
(2) Cet observatoire fait partie du Réseau national de sites hydrogéologiques H+, en collaboration avec Lorient Agglomération (hplus.ore.fr/ploemeur).
(3) Institut universitaire européen de la mer à Brest.
(4) Le Mims est un spectromètre de masse couplé à une membrane (Membrane Inlet Mass Spectrometer). Cette recherche est réalisée dans le cadre du projet d’équipement d’excellence Critex (critex.fr) par le doctorant Éliot Chatton.
(5) UMR Université Pierre-et-Marie-Curie/CNRS (Metis).
(6) Écobio (Écosystèmes, biodiversité, évolution) est une entité de l’Osur.
Laurent Longuevergne
tél. 02 23 23 65 46
laurent.longuevergne@univ-rennes1.fr
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