Et la Terre prit son bol d’air
Comment respirait la Terre primitive ? L’Europe aide les géologues brestois à le découvrir dans des roches anciennes.
L’histoire de l’air est écrite dans des roches, vieilles de trois milliards d’années. À Brest, les géochimistes Stefan Lalonde et Pierre San-Jofre (photo) retracent cette histoire, en analysant des sédiments des quatre coins du globe. Leur prochaine mission les conduira cet été au Canada. « Nous voulons comprendre comment, et quand, la vie est apparue sur terre, résume Pierre San-Jofre (1), maître de conférences au Laboratoire géosciences océan (2), à l’IUEM (3). Pour répondre à cette question, nous étudions les deux grandes phases d’oxygénation de la planète. »
L’air a connu deux révolutions. L’atmosphère de la Terre, formée il y a plus de 4 milliards d’années, contenait 90 % de CO2 jusqu’au Great Oxidation Event (GOE), il y a 2,4 milliards d’années. « Avant cette grande oxygénation, qui a duré quelques centaines de millions d’années, l’oxygène était présent seulement sous forme de traces. Il est passé de 0 %(4) à moins de 1 % de l’atmosphère. Ce phénomène est lié à une révolution biologique : l’émergence de la photosynthèse ». Sur terre et dans l’océan, des bactéries unicellulaires commencent à produire du dioxygène (O2), en captant les photons solaires. Cela va entraîner une modification radicale de la chimie à la surface de la planète.
Ni nitrates, ni bactéries
Avant ces bactéries, les atomes d’oxygène réagissaient avec d’autres atomes. Le dioxygène ne pouvait pas s’accumuler autour du globe. « Les conséquences du GOE sont majeures pour la composition de l’atmosphère, les océans, les rivières, les sols, les roches et les communautés microbiennes, explique Stefan Lalonde, chargé de recherche CNRS dans la même équipe. Avant l’oxygène, il manquait les composants des fluides naturels : le nitrate (5), le sulfate, les oxydes de fer... Les bactéries qui en dépendent apparaissent. Grâce à l’oxygène, la couche d’ozone se forme et filtre les rayons solaires destructifs. »
Entre 800 et 600 millions d’années, une seconde révolution brasse l’air terrestre. Le taux d’oxygène monte à 20 %, comme aujourd’hui. Des êtres pluricellulaires émergent. « L’apparition de la vie et son évolution sont liées aux variations climatiques et chimiques de la planète, résume Pierre Sans-Jofre. On s’intéresse à cette coévolution entre climat et biologie. »
Le CO2 emprisonné
Pour retrouver des traces d’air et de vie, les deux géologues s’intéressent aux roches dites “carbonatées”. Elles se sont formées par sédimentation, dans l’océan. Ces roches ont participé au stockage du CO2 primitif. Sans l’eau liquide, qui permet cette réaction chimique (précipitation de la roche), la Terre aurait gardé son dioxyde de carbone, comme Vénus. Les scientifiques extraient de ces roches des informations sur les climats anciens, la composition de l’atmosphère et le rôle de la photosynthèse. Ils retrouvent des fossiles de bactéries et peuvent estimer la température de l’eau des océans (jusqu’à 60 °C).
Prisonniers des roches et de leurs fossiles, les atomes de carbone sont aussi précieux pour ces géologues enquêteurs, que l’ADN d’une scène de crime pour la police scientifique. Sur terre, le carbone existe sous trois aspects différents (isotopes). Le plus connu est le carbone 14 : son noyau contient 8 neutrons et 6 protons. Mais les deux formes les plus répandues sont le carbone 12 (6 neutrons) et le carbone 13 (7 neutrons). En étudiant le ratio entre les carbones 12 et 13, les géochimistes en déduisent si la photosynthèse était active. Les bactéries consomment en effet des molécules de CO2, qui contiennent principalement du carbone 12.
Quand la Terre fait “bloom”
Cette connaissance du cycle du carbone, les géologues vont la mettre à profit cet été au Canada. Stefan Lalonde a réussi à décrocher un projet ERC (Conseil européen de la recherche)(6). L’Europe a reconnu le talent de ce jeune chercheur canadien, en poste à Brest : il bénéficie de 1,8 million d’euros pour le projet de 5 ans Earthbloom, qui démarre. Ce nom fait référence à cet épisode où la Terre vécut son “efflorescence” vitale. « L’oxygène est la clef, résume Stefan Lalonde. Nous nous intéressons à la transition entre un monde sans oxygène, où vivaient déjà des bactéries, et la vie avec l’oxygène. »
Dans le cadre de cet ERC, les géologues vont aller sur les rives du lac Red Lake, dans l’Ontario. Sur ce site, la société Goldcorp, l’une des plus grandes compagnies de chercheurs d’or au monde, avait réalisé onze forages prospectifs de 300 m de profondeur. Il n’y avait pas d’or. Mais un trésor pour les géologues : des roches carbonatées (calcite, dolomite) de 3 milliards d’années. « C’est la première fois que l’on observe une aussi grande accumulation de niveaux carbonatés sur la planète, s’exclame le scientifique canadien. Sur plus de 300 m d’épaisseur ! Ces roches conservent des fossiles particuliers, des stromatolites. Ces structures sont issues de la croissance de bactéries unicellulaires photosynthétiques. Elles se sont créées sous l’eau et montent vers la lumière, un peu comme les coraux actuels. »
Ces roches autraliennes, extraites du sol par carottage, remontent à 2,4 millairds d'années. Elles ont enregistré l'oxygénation de l aplanète. Les carottes canadiennes seront encore plus riches en informations, grâce à leurs fossiles (stromatolites).
© Stephan Lalonde
Les géologues vont étudier à Red Lake quatre tonnes de carottes de roches. Ils se rendront aussi plus au nord, près d’autres lacs accessibles par hydravion, où ces mêmes roches affleurent en surface. Cette étude devrait apporter des réponses à de grandes questions, sur la quantité de CO2 dans l’atmosphère et sur les débuts de la photosynthèse... à cette époque où le soleil brillait moins fort qu’aujourd’hui.
Deux autres chercheurs de talent
La jeune équipe (moyenne d’âge 35 ans) compte deux autres chercheurs de talent. L’Allemand Martin Homann (7) est un géologue sédimentologue. Sa thèse portait sur des roches de 3,2 milliards d’années en Afrique du Sud, où il observait des êtres vivants photosynthétiques primitifs. L’Américain Bryan Killingsworth est un scientifique de haut vol, attiré à Brest grâce au financement européen Marie Curie Individual Fellowship, dont il est lauréat. Dans le projet Anoxia-Mem, ce géochimiste étudie les atomes d’oxygène (qui ont plusieurs isotopes) dans les molécules de sulfate. Des bactéries les ont-elles générées ? Ces observations sont réalisées grâce à des machines performantes et coûteuses (spectromètre de masse). Elles aussi, elles sont cofinancées par l’Europe.
L’Europe soutient la Bretagne qui cherche
L’Union européenne participe à la recherche en Bretagne. De 2014 à 2016, les aides européennes s’élèvent à 70 millions d’euros (1) (programme H2020). Sur ces trois dernières années, dix programmes de recherches de très haut niveau (ERC (2)) portés par des Bretons (3) bénéficient de 18 millions d’euros. Les bourses de mobilité Marie Curie (1,8 million d’euros) ont permis à onze chercheurs de talent de venir en Bretagne, et à deux chercheurs (4) de la région d’acquérir une expérience ailleurs.
Les recrutements (5) de doctorants d’autres pays, et d’autres personnels de la recherche, ont bénéficié de 6 millions d’euros pour 18 projets dans la région. Douze projets d’infrastructure (matériels, création de réseaux) ont reçu 8,9 millions d’euros. Enfin, 35,9 millions d’euros ont financé 81 projets collaboratifs pour la recherche et l’innovation (6). La recherche en Bretagne attire les aides européennes... mais aussi les cerveaux. Notamment les jeunes : 42 % des doctorants viennent d’un autre pays.
(1) Auxquelles il faut ajouter d’autres aides européennes, en dehors du programme (Horizon H2020) de recherche et d’innovation de l’Union européenne.
(2) Conseil européen de la recherche. Lire Dans le réseau de l'Europe, Des cellules sous contrôle, Des matériaux maltraités.
(3) Dont Earth Bloom.
(4) Dont Sylvain Rivet, lire Brest et Canterbury voient loin.
(5) Réseaux Marie Curie de formation doctorale innovante (ITN) et d’échanges internationaux de personnels de recherche (Rise).
(6) Dont Isobio, lire Sciences Ouest n° 345-octobre 2016.
Alice Ruczinski
02 57 87 02 48
alice.ruczinski@u-bretagneloire.fr
(1) Lire aussi Sciences Ouest n° 292 et n° 322.
(2) CNRS, Université de Bretagne Occidentale, Université Bretagne Sud.
(3) Institut universitaire européen de la mer.
(4) Plus précisément 0,00001 %.
(5) Formules du nitrate et du sulfate : NO3 et H2SO4.
(6) Bourse Starting Grant du programme ERC.
(7) Recruté grâce à une bourse LabexMer.
Stefan Lalonde
02 98 49 86 97
stefan.lalonde@univ-brest.fr
Pierre Sans-Jofre
sansjofre@univ-brest.fr
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du magazine Sciences Ouest