Ils emploient les grands moyens

N° 306 - Publié le 6 février 2013
© Céline Duguey
Grâce au bâti de croissance, les physiciens fabriquent des matériaux multicouches à l'échelle nanométrique.

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Les imposantes machines pour l’observation de l’infiniment petit ont trouvé leur place dans le nouveau bâtiment.

Elle en impose, avec sa grande taille, ses hublots et ses multiples bras qui envahissent presque toute la pièce. Même le papier aluminium qui la recouvre comme une papillote ne parvient pas à lui ôter son sérieux. Et pour cause ! Cette machine permet aux physiciens de fabriquer des objets minuscules et très complexes.

Bâtir dans l’ultravide

« C’est un bâti de croissance, explique Philippe Schieffer, chercheur dans le département Matériaux et nanosciences à l’IPR, il nous sert à fabriquer ce que l’on appelle des couches minces. » Ce sont des matériaux composés de plusieurs strates déposées sur une base de semi-conducteur (le silicium, par exemple), ne dépassant pas quelques nanomètres chacune. « Pour être plus exact, il s’agit de quatre bâtis de croissance reliés entre eux, précise le physicien. Ils fonctionnent avec des méthodes différentes, en fonction de la couche que l’on veut fabriquer. » L’un peut déposer un film d’oxyde en chauffant un métal à des hautes températures en présence d’oxygène. Deux autres sont spécialisés dans les couches métalliques et semi-conductrices. Et le quatrième, qui vient d’arriver à l’IPR, fonctionne grâce à de la lumière laser pulsée. Il est réservé aux oxydes plus complexes, et les physiciens collaborent avec des chercheurs de l’Institut des sciences chimiques de Rennes(1) pour son exploitation. La grande nouveauté, c’est la connexion entre ces machines. « Cela nous permet de faire passer nos échantillons de l’un à l’autre sans quitter l’ultravide que requièrent nos expériences. »

Les électrons dans un tunnel

Si les physiciens déploient tant d’efforts pour quelques nanomètres, c’est que ces faibles épaisseurs ont des vertus bien particulières. « Cela nous permet de contrôler l’orientation magnétique - il y en a deux possibles - de chacune des couches de notre empilement, ce qui joue sur sa résistance au courant électrique. » Cette magnétorésistance est à la base de la mémoire magnétique et fait aussi fonctionner les têtes de lecture de chaque disque dur. Cela autorise également à s’affranchir des lois de la physique dite classique. « L’échelle nano introduit la mécanique quantique, rappelle Philippe Schieffer. Par exemple, une couche d’oxyde est normalement isolante, mais, si elle est assez mince, les électrons peuvent quand même passer à travers, par effet tunnel. » Comment optimiser ces phénomènes ? Quelles propriétés confèrent-ils aux matériaux ? C’est ce que tentent de mieux comprendre les chercheurs, pour mettre au point des matériaux plus performants, dans des domaines en plein essor : l’électronique de spin et la catalyse. « Une thèse vient de s’achever dans notre laboratoire, sur des multicouches composées d’oxyde de magnésium et d’argent. Nous avons testé plusieurs configurations : une couche d’oxyde, deux, trois... et nous avons finalement mis au point un matériau qui pourrait présenter des propriétés catalytiques très intéressantes. Un effet induit précisément par l’échelle nanométrique. »


©PASCAL TURBAN

À l’échelle de l’atome

Dans une salle voisine, une autre machine fonctionne sous ultravide. Un peu moins imposante, mais tout aussi impressionnante, c’est un microscope à effet tunnel (photo ci-contre). Il a pour but premier d’observer les surfaces des échantillons. « À l’échelle de l’atome, s’enthousiasme Pascal Turban, qui travaille sur cet équipement. La plus grande image que nous puissions réaliser est d’un micromètre sur un micromètre, et nous pouvons observer des surfaces aussi petites qu’un nanomètre carré. » L’instrument est équipé d’une pointe qui se termine par quelques atomes seulement, placée à 0,5 nm de la surface à observer. À ces dimensions, la moindre vibration peut être fatale ! Le cahier des charges du nouveau bâtiment était donc précis : la pièce n’a rien au-dessus d’elle, ni d’ascenseur à proximité, et son sol est indépendant du reste de la construction.

Approcher la perfection

Pour effectuer ses mesures, Pascal Turban applique une très faible tension entre la pointe et l’échantillon. « En fonction du courant qui s’établit entre les deux, je peux en déduire la distance entre la pointe et la surface. Si je déplace la pointe sur tout l’échantillon, je peux donc voir le relief, repérer les marches, mesurer la taille des terrasses et même observer l’arrangement atomique de la surface. » Une étape indispensable pour valider les échantillons du laboratoire qui doivent s’approcher de la perfection. « C’est plus simple à mettre en équation, indique Pascal Turban, et si une surface n’est pas parfaitement plane, la couche d’oxyde d’épaisseur nanométrique déposée va présenter des discontinuités, et il sera impossible d’observer le transport d’électrons par effet tunnel, par exemple. »

Vers une mémoire quaternaire ?

Ce microscope recèle d’autres atouts. « J’ai développé un second mode pour mesurer très localement la magnétorésistance. J’envoie toujours un courant ultralocalisé grâce à la pointe, mais au lieu de capter les électrons qui arrivent à la surface, je mesure ceux qui traversent toute la multicouche. Cela se compte en picoampère(2). » Moins il y en a qui traversent, plus la résistance est forte. « Comme je suis à l’échelle de l’atome, je peux voir si l’orientation magnétique change localement au sein d’une même couche, et comment elle réagit lorsqu’on applique un champ magnétique. Et je peux également observer ce phénomène dans des nano-objets : en forme de cercle, ou de gélule. » À terme, comprendre ces mécanismes permettrait de développer des mémoires plus fines, basées par exemple, non pas sur deux orientations magnétiques possibles (la mémoire binaire telle que nous la connaissons) mais sur quatre.

« On a gagné en résolution ! »

« Maintenant, on peut marcher tout autour de la manipulation en cours, il n’y a plus de vibrations ! » Véronique Vié ne cache pas sa joie d’avoir intégré la partie neuve de l’institut (lire p. 11). Enseignante-chercheuse dans le département Matière molle, elle s’intéresse à des biomolécules présentes à l’interface des membranes cellulaires : la dystrophine, normalement enchâssée dans la membrane et dont l’absence ou une mauvaise production provoquent des myopathies, des maladies musculaires à l’issue souvent fatale ; et le lysosyme, une protéine du blanc d’œuf qui a des propriétés antimicrobiennes (elle interagit avec la membrane des bactéries et arrive à les déstructurer).

On comprend mieux l’engouement de Véronique Vié quand on sait que, pour observer ces interactions(3), elle travaille sur des films lipidiques de synthèse de 3 à 6 nm d’épaisseur déposés à la surface de l’eau ! « En plus de l’isolement par rapport aux vibrations, ici tout a été regroupé au même endroit, précise-t-elle, les salles de biochimie pour la préparation des échantillons et les salles d’observation. On a donc toujours la même atmosphère et le taux d’humidité est contrôlé. Résultat : on a gagné en résolution, alors que l’on travaille toujours avec le même matériel. » Une chercheuse heureuse.

Nathalie Blanc
Véronique Vié Tél. 02 23 23 56 45
veronique.vie@univ-rennes1.fr
Céline Duguey

(1)Équipe Chimie du solide et matériaux.
(2)1 picoampère = 0.001 nanoampère = 10-12 ampère.
(3)Grâce à l’ellipsométrie, une technique optique avec laser polarisé.

Philippe Schieffer Tél. 02 23 23 65 99
philippe.schieffer [at] univ-rennes1.fr (philippe[dot]schieffer[at]univ-rennes1[dot]fr)

Pascal Turban Tél. 02 23 23 52 96
pascal.turban [at] univ-rennes1.fr (pascal[dot]turban[at]univ-rennes1[dot]fr)

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